Royal ennui

Non, vraiment. La Reine de Cœur avait beau y réfléchir dans tous les recoins du château - même le sellier! -, elle ne trouvait aucun moyen de se divertir. Elle avait fait exécuter une bonne dizaine de domestiques dans la matinée, sans y trouver de plaisir. Elle s'ennuyait. Royalement. A mourir. Mais la Reine ne peut pas mourir, la Reine est omnipotente, elle surveille Wonderland tout entier, elle ne peut s'ennuyer!
Oui mais voilà, Wonderland tout entier savait que la Reine de Cœur le surveillait, et faisait donc tout pour paraître irréprochable. Il ne se passait donc rien dans tout le Royaume.

- Ce n'est pas possible, il doit bien y avoir un moyen de s'amuser, dans ce monde de fous! ne cessait-elle de se dire.

Elle espérait que quelqu'un entende ses plaintes, elle allait même jusqu'à espérer que le chapelier disparu réapparaisse, ou son cher théièrophile de frère. Mais non. Personne ne venait voir la Reine, par peur de subir une décollation précoce. Alors pour se venger la Reine le faisait à tous les passants. C'est ainsi que les domestiques étaient massacrés, jour après jour, totalement inutilement.

- Que quelqu'un vienne me tenir compagnie! N'importe qui!

Le Chapelier se promenait dans les royaux appartements de la reine de Cœur, sans savoir ce qu'il faisait là. Il en avait peut-être juste envie. Mais il ne s'en rendait pas compte. Il avait l'impression d'avoir quelque chose à faire en ces lieux saugrenus. Peut-être la reine avait-elle créé une nouvelle sorte de feuilles de thé? Sur cette merveilleuse idée, il se mit à sautiller en sifflotant le long des longs corridors du palais.
Soudain, il entendit des bruits de pas. Son instinct de chapelier, ou probablement d'homme de la haute société (un chapelier est un gentilhomme à Wonderland, c'est bien connu), lui ordonna de se cacher derrière le long rideau qu'il voyait à sa droite. La fenêtre était pourtant à sa gauche, mais le chapelier n'y vit rien d'inconvenant.
En voyant la reine arriver, il se dit qu'il avait eu raison de se cacher. Mais il remarqua bien vite son visage triste et se dit qu'elle n'était finalement pas d'humeur à trancher des têtes.

Que quelqu'un vienne me tenir compagnie! N'importe qui!

Ce qu'il entendit lui coupa le souffle, mais pas bien longtemps pour ne pas qu'il meure en tentant de battre le record du monde d'apnée, qui à wonderland était très élevé.
A peine eût-il prit le temps de respirer à nouveau qu'il sortit de derrière ce superbe rideau mural et inutile, et surgit derrière la reine de cœur:

Majesté, vous désirez peut-être prendre le thé en ma chère compagnie? Le thé violet de cette année est paraît-il un régal pour les langues de chat, et je rêvais d'y goûter en compagnie d'une demoiselle.

Tout cela était bien sûr accompagné d'un sourire éblouissant qui refusait toute réponse contradictoire ou purement négative.

La reine de Cœur se rendit compte qu'elle monologuait et se tut. Elle ne supportait pas de parler sans qu'on l'écoute, et ainsi elle avait fait décapiter tous ceux qui ne lui prêtaient pas une oreille attentive. De toute façon, les nouveaux domestiques arrivaient au fur et à mesure que les anciens partaient, il n'y avait donc aucune raison de s'en inquiéter, se disait-elle. Ainsi, la reine n'éprouvait pas le moindre regret. Mais tout cela ne l'empêchait pas de soupirer. C'est alors qu'elle entendit un faible bruissement de rideau. Elle n'eut pas le temps de se retourner que s'élevait déjà la voix du Chapelier:

- Majesté, vous désirez peut-être prendre le thé en ma chère compagnie? Le thé violet de cette année est paraît-il un régal pour les langues de chat, et je rêvais d'y goûter en compagnie d'une demoiselle.

La reine de Cœur sursauta légèrement - elle avait appris à ne pas sursauter fortement en public - et se tourna vers l'auteur de la voix. Le chapelier était là. Elle n'en revenait pas, d'avoir souhaité quelque chose d'aussi stupide. Car oui, la reine avait souhaité un peu plus tôt que le chapelier vienne lui tenir compagnie. Maintenant qu'il était là, elle n'en avait plus la moindre envie. Mais son sourire sadique l'apaisait toujours. Elle savait qu'il aimait fabriquer de beaux chapeaux pour l'enterrement des têtes coupées. Elle se dit qu'ils pourraient bien discuter de nouveaux modèles autour d'un thé, et hocha la tête.

- Je vous suivrai volontiers, cependant il nous faut trouver des chats afin de leur couper la langue et de comparer le goût de ce thé avec ou sans. Enfin, non, nous verrons peut-être par nous-mêmes. Que diriez-vous de nous rendre dans un autre lieu afin d'en profiter un peu plus?

Je vous suivrai volontiers, cependant il nous faut trouver des chats afin de leur couper la langue et de comparer le goût de ce thé avec ou sans. Enfin, non, nous verrons peut-être par nous-mêmes. Que diriez-vous de nous rendre dans un autre lieu afin d'en profiter un peu plus?

Jamais le chapelier n'avait entendu une réponse aussi censée. Mais il se trouvait face à un dilemme, car elle avait accepté de se rendre dans un autre lieu. Mais s'ils se rendaient à un endroit où il y avait du thé mais pas de chats à langue? Ou un endroit où il y avait une langue de chat mais pas de thé? Oui... le chapelier était bien embêté. Trouver un chat et du thé en un même lieu exactement était-il possible? Il devait s'avérer que oui, si la reine le disait, mais il fallait savoir où. S'il s'arrêtait sur le chemin vers la théière pour cueillir une langue sur un chat, la reine penserait certainement que c'était l'endroit où ils prendraient le thé. Et si elle était déçue...
Non! Il suffirait d'une personne de plus... qui irait attraper un chat -Geshire cat semblait convenir à la perfection- Oui, c'était le seul moyen de garder la tête sur ses épaules, se dit le chapelier.

Je pense avoir aperçu Fleur de lys sur le chemin du château. Elle était accompagné d'un personne qui m'a semblé fort antipathique. Boire le thé ensemble vous permettra certainement de vous divertir bien plus qu'avec moi seul.

Pas peu fier de sa merveilleuse idée, le chapelier se remit à sautiller dans le couloir. Il demanderai à l'inconnue de chercher le seul chat de tout Wonderland qui avait encore une langue (d'après ce qu'il en savait, il n'avait en fait jamais rencontré d'autre chat que celui-ci) et pourrait même s'enfuir en douce lorsque la reine et Fleur parleraient. Un thé l'attendait chez lui, après tout.

La Reine de Cœur ne savait vraiment pas quoi faire. Suivre ce chapelier miteux et sautillant? Ou se retenir et continuer à s'ennuyer fermement mais dignement dans son château? Pou la première fois de sa vie - ou du moins la première fois depuis quelques minutes -, elle ne savait que faire. Son instinct lui indiquait de le suivre, mais son sang royal lui murmurait le contraire. D'ailleurs, elle ne savait même pas comment son sang pouvait lui murmurer quelque chose, mais sur le moment elle n'y prit pas garde. Elle ne s'en inquièterait évidemment pas non plus par la suite, mais cela lui importait peu. Pendant qu'elle se perdait dans ses murmures sanguins, le chapelier prit la parole - la vraie -:

- Je pense avoir aperçu Fleur de lys sur le chemin du château. Elle était accompagné d'un personne qui m'a semblé fort antipathique. Boire le thé ensemble vous permettra certainement de vous divertir bien plus qu'avec moi seul.

Quelle merveilleuse idée! Se dit la reine. Elle pourrait couper la tête d'une impudente et arracher les pétales de cette fleur afin de les mettre dans son thé. Après tout, un sujet de plus ou de moins, elle n'en était plus là. Une nouvelle fleur pousserait, voilà tout. Chacun devait remplir son rôle à Wonderland, et c'était un honneur de servir la reine, même s'il fallait en mourir.

- C'est une très bonne idée, mon cher Chapelier. J'ai fort hâte de guérir cette personne de sa non-gentillesse. Et voir Fleur de Lys ne pourra pas me faire de mal. Mais peut-elle seulement boire du thé et en apprécier ses effluves? Une racine n'a pas de langue, à ce que je sache, et encore moins de langue de chat.

Le Chapelier eut un soupir de soulagement en voyant naitre un sourire de soulagement (ou de sadisme, au choix) sur le visage habituellement impassible de la reine de cœur.

Je crois bien que j'ai réussi à la convaincre, se dit-il. Ma tête est sauvée, et mon nouveau chapeau également! Mais attendons tout de même une réponse positive, afin de savoir si je dois prendre la fuite tout de suite ou un peu plus tard.

Et en effet, la réponse ne tarda pas à arriver, en mots et en vibrations. Oui, car même à Wonderland les réponses étaient des êtres spirituels. Les pauvres ne pouvaient même pas boire le thé. Enfin, là n'était pas le moment de partir sur des questions existentielles. D'ailleurs, en parlant de ça, les questions n'avaient pas non plus de corps physique... Mais encore une fois, ce n'était pas le moment. Si l'on commençais ainsi, on n'en finirait pas et le thé aurait tout le temps de refroidir.
Le chapelier commençait à se poser des questions sur la nature du temps lorsqu'il se rendit compte que la reine s'apprêtait à parler. Il se dit que le temps ne servait qu'à se perdre et écouta la reine.

C'est une très bonne idée, mon cher Chapelier. J'ai fort hâte de guérir cette personne de sa non-gentillesse. Et voir Fleur de Lys ne pourra pas me faire de mal. Mais peut-elle seulement boire du thé et en apprécier ses effluves? Une racine n'a pas de langue, à ce que je sache, et encore moins de langue de chat.

En effet. Mais c'était là encore une question des plus subtiles. Si le résultat n'était pas une tasse de thé ou une nouvelle théière, ou encore un chapeau, le chapelier ne s'intéressait à rien. Ou du moins, pas grand chose. Car il suivait avec intérêt la progression d'une mouche vert pomme qui volait en sens inverse près du rideau mural. Le thé qu'elle venait de boire devait sans doute avoir croupi. Il la vit d'un coup voler à nouveau à l'endroit -ou peut-être était-ce à l'envers pour la mouche?- puis tomber sur le sol. L'histoire étant terminée, le chapelier releva la tête et s'adressa à la reine avant de se diriger vers la sortie.

Les langues de chat n'ont pas de racine, Votre Majesté. Bien, si vous voulez bien suivre mon humble personne, en direction du thé qui commence sérieusement à refroidir. Et le thé froid n'est pas des plus exquis, bien que cela puisse encore se boire. Évidemment, si le thé devenait un bloc de béton en refroidissant, cela se saurait. Enfin. Nous verrons bien.

Question langues de chat, la Reine de Cœur s'y connaissait très bien. Geshire Cat venait souvent lui réclamer des caresses et elle y obtempérait de bonne grâce. Cela lui permettait de fuir son royal ennui durant une petite poignée de minutes. Ou une grande de secondes peut-être? Et même une énorme de dixièmes, de centièmes, de cent millièmes! Un sourire triomphant se vit naître dans l'esprit de la reine. Un esprit très étrange, cela dit. Il n'avait rien d'une salle d'accouchement, ni même d'une forêt où le nouveau-né aurait pu être abandonné. Non, l'esprit de la reine était plutôt peuplé de sombres nuages et de quelques instruments de mauvais goût. Enfin, cela restait la vision d'un sourire, rien à voir avec celle d'une question ou de la reine elle-même.

- Les langues de chat n'ont pas de racine, Votre Majesté. Bien, si vous voulez bien suivre mon humble personne, en direction du thé qui commence sérieusement à refroidir. Et le thé froid n'est pas des plus exquis, bien que cela puisse encore se boire. Évidemment, si le thé devenait un bloc de béton en refroidissant, cela se saurait. Enfin. Nous verrons bien.

Le Chapelier avait relevé son adorable chef, accompagné de celui qui le couvrait, et avait pris la parole. Quelle indécence! Mais la Reine fut forcée de reconnaître qu'il avait raison, ce qui la faisait enrager de plus en plus. Pourquoi ne lui coupait-elle pas la tête, tout simplement? Un nouveau chapelier prendrait bien sa place. Mais elle savait qu'elle s'ennuierait encore plus si ce n'était pas le Chapelier Toqué qui la divertissait. Et ses chapeaux étaient tous plus extravagants les uns que les autres, ce qui la faisait se faire remarquer - ce qu'elle adorait, cela va sans dire -.
Alors qu'elle allait répliquer, elle vit que son compagnon lui avait tourné le dos et se dirigeait vers la sortie. C'est vrai, le thé n'attendait pas. Elle se hâta de le rejoindre, et ils se dirigèrent ensemble vers l'endroit où se trouvait Fleur de Lys.